La nuit est encore bien noire lorsque 4 silhouettes traversent furtivement le jardin. Quelques minutes plus tard, un bruit de moteur et des phares allumés s’éloignent vers le nord. Il est 3h30 et nous partons pour le souk aux chevaux de Settat, l’un des plus importants du Maroc. C’est à deux heures de route de Marrakech et il faut y être avant le lever du soleil car c’est parfois au cul du camion, que se vendent les plus beaux chevaux.
Installé à l’extérieur de cette petite ville de négoce et de commerce, le souk est d’abord un gigantesque parking à camions de tous gabarits, un véritable musée de l’automobile où de splendides antiquités voisinent avec des épaves spectaculaires. Devant nous, des paysans emmitouflés dans de grandes djellabah de couleur sombre poussent veaux, chèvres, taurillons vers le champ de foire. C’est un grand coteau incliné où s’agitent déjà dans la nuit encore noire des milliers d’animaux.
L’impression est étrange, c’est à la fois beau et inquiétant. On n’y voit rien, aucun lampadaire à proximité, parfois les phares d’une voiture permettent de voir où on met les pieds sur un sol inégal et généreusement détrempé par une pluie récente. C’est beau aussi, car c’est le cœur du Maroc rural qui palpite, celui de paysans souvent venus de très loin vendre là leur bétail.
Des hommes, il n’y a que des hommes dans un rayon de 2 km. Les visages sont plutôt agés, les corps pas vraiment sveltes et sportifs, et beaucoup ont à la main une canne au col recourbé, symbole de leur profession de marchands de bestiaux. Et ce symbole est redoutable, car il sert aussi à frapper, fort et dur, souvent sans raison apparente, le bétail qu’ils mènent.
Nous avançons vers la partie du souk réservée aux chevaux. Je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à du bruit, des cris. Eh bien non, malgré le plus total désordre qui règne et toute cette foule présente, l’endroit est presque calme.
D’abord des ânes par dizaines, la plupart des petits gris, puis des mules, des toutes jeunes jolies comme tout et aussi des grandes, solides et costaudes et enfin des chevaux, enfin façon de parler pour certains, tant leur diversité est grande et leur état de santé aussi. D’un côté les étalons, de l’autre les juments. Là, les monstres destinés à la tbourida (fantasia), aux origines inconnues mais dont on devine, à la taille des sabots ou des articulations, le croisement avec des chevaux lourds, percherons ou autres.
Quelques uns sont très beaux, la plupart trop nourris et manifestement en manque de condition physique. Le secteur où sont regroupés les noirs est le plus fréquenté tant ils sont recherchés. Dans la pénombre que le jour levant commence à percer, on se murmure à l’oreille des prix, farouchement discutés. De grosses liasses de billets apparaissent parfois furtivement. Il faut un oeil bien affûté pour repérer au milieu du chaos un cheval intéressant.
Un petit thé à la menthe est le bienvenu, car le spectacle est pittoresque, certes, mais il est dur, très dur aussi. Les animaux sont maniés à la trique et sans ménagement aucun. Certains sont en bon état, mais d’autres manifestement sous alimentés.
Les hommes aussi, on le sent, sont traités à la dure par une société pyramidale et très hiérarchisée où sortir de sa condition n’est pas simple dans un pays où l’extrême pauvreté côtoie au quotidien l’excessive richesse, marocaine ou internationale souvent dans ce qu’elle a de plus prétentieux et suffisant.
Nous descendons vers le bas du coteau où des fous de la carriole testent grandeur nature leur éventuelle acquisition. Ils se lancent à pleine vitesse sous les yeux des badauds, bondissants au-dessus des ornières, parfois sur une seule roue, à la limite du tonneau. Des fanas de tbouridas leur succèdent, montant à cru leurs mastards échauffés par des « terre à terre » frénétiques. Quelques chutes de frimeurs, mais globalement des cavaliers instinctivement en accord avec leur monture lancée à pleine vitesse.
Settat est un monde à part ou plus exactement une survivance d’un Maroc ancestral, rural et dur où hommes et bêtes subissent les lois conjuguées d’une nature cruelle et de pouvoirs autoritaires.