Né en 1861, issu d’une longue lignée d’ouvriers militaires, Georges Auguste a épousé en 1891 une jeune institutrice, Blanche Délan. Pas vraiment tenté par la carrière militaire, il débute sa vie professionnelle en rachetant à son beau-frère une charge d’expert-comptable à Versailles. Mais son esprit aventureux s’accommode mal de ce métier sédentaire et il décide à 34 ans de se lancer dans une première expérience lointaine, en Algérie. Il a pris une participation dans une mine de phosphate dans la vallée du Chéliff, près d’Oran, dont il va assurer la direction pendant un an. Il aimera beaucoup cette région d’Algérie et y réalisera de très nombreuses photographies, toutes empreintes de douceur et d’une curiosité respectueuse pour cette civilisation orientale qu’il découvre. Malheureusement, la mine ne donne pas les résultats escomptés et il doit bientôt rentrer (1896) en France, sauvé de la faillite par le père adoptif de Blanche, Charles de Serres, qui sacrifie ses rentes pour éponger ses dettes. Même dans cette période difficile, il continue à pratiquer la photographie avec talent, fixant des scènes de la vie familiale, mais également des paysages bucoliques de l'ouest parisien.
La situation en Extrême Orient est alors très instable. D'abord à cause des guerres de l'opium qui visent à renforcer l’implantation des pays européens en Chine. C'est d'ailleurs à cette occasion que les Français et les Anglais vont occuper Pékin et détruire (en octobre 1860) le Palais d'Eté, une merveille architecturale considérée comme le « Versailles chinois », déclenchant alors la colère de Victor Hugo dans sa lettre au capitaine Butler. Un des tout premier photographe de guerre, Felice Beato, avait visité le site quelques jours plus tôt et en a réalisé quelques images exceptionnelles. Un autre témoin, Alexandre Duburquois jeune médecin de la Marine française, raconte les faits et le rôle lamentable joué par Lord Elgin, déjà impliqué dans un autre incendie à caractère politique, celui du Parlement canadien à Montréal en 1849. A signaler que Lord Elgin père s’était lui aussi illustré de « brillante » façon en pillant le Parthénon de ses marbres lorsqu'il était en poste à Athènes. Tristes sires !
Ensuite intervient la guerre avec le Japon, dont la Chine, qui a dû solliciter l'aide des puissances occidentales, sortira en 1895 très affaiblie. L'Allemagne, l'Angleterre, la France et la Russie en profitent pour renforcer encore leurs implantations commerciales et douanières, notamment sur la côte. La réaction nationaliste des chinois ne tarde pas et la guerre des Boxers (une société secrète soutenue par la Cour Impériale) éclate en 1900. Le corps expéditionnaire européen, commandé par le maréchal allemand von Waldersee, marche sur Pékin et prend le palais impérial au mois d’août. Il faudra plus d’un an encore, et de nouvelles concessions accordées aux pays européens, notamment en matière de chemins de fer, pour qu’un calme (relatif) soit rétabli dans le pays.
A quel moment Georges Auguste a-t’il commencé à regarder en direction de la Chine et envisagé d’y travailler, nous ne le savons pas vraiment. Toujours est-il que le 9 août 1903, il embarque à Marseille, sur le paquebot « l'Australien » à destination de Saïgon. Trente ans plus tard, et avant de partir lui-même en Chine, Albert Londres dira dans un texte superbe et plein de vie ce qu’était alors Marseille, porte du Sud. Il disparaîtra d’ailleurs en 1932, au large d’Aden, dans l’incendie assez mystérieux du paquebot qui le ramène de Chine.
Georges Auguste vient de signer un contrat de 3 ans avec la société française Waligorski, chargée de la construction d’une partie de la ligne de chemin de fer du Yunnan. Pour ce premier séjour, sa femme et son fils ne l’accompagnent pas et il part seul. Et c’est précisément la correspondance très suivie (à raison de deux lettres par semaine) échangée avec Blanche et les nombreuses photographies réalisées qui nous permettent aujourd’hui de découvrir avec émotion ce qu’était la vie et le travail dans cette région montagneuse et escarpée du sud de la Chine. En mai 1906, son contrat arrivant à son terme, il pose quelques jalons pour un second contrat. Puis il prend le chemin du retour… en bouclant un Tour du Monde. Son périple le mène à HongKong puis à Kobe, Tokyo et Yokohama. Il traverse le Pacifique sur le steamer «Empress of Japan I » et débarque à Vancouver. Il visite Chicago, Toronto, Montréal, Québec et New York et retrouve le sol français en débarquant de « la Lorraine » au Havre le 12 juillet 1906. De ce périple, peu commun pour l’époque, il ne nous est parvenu que quelques rares images.
A peine arrivé, il apprend que les négociations qu’il a engagées ont abouti. Et il décide de repartir en Chine, mais en emmenant cette fois sa famille : Blanche, sa femme, son fils Jean et leur petite fille Miki... sans oublier un matériel photographique, sérieusement modernisé à l’occasion de ce bref séjour. Il a conclu un nouveau contrat avec un entrepreneur italien, Natale Bozzolo. Ils quittent Marseille le 16 septembre, voient le Stromboli cracher son panache de fumée le 18. Le 23, c’est l’arrivée à Port Saïd, puis la traversée du canal de Suez et de la Mer Rouge jusqu’à Aden qui est atteint le 26. Ils sont à Colombo (Sri Lanka) le 2 octobre où ils font une courte escale. Arrivée à Singapour le 7 octobre, puis à Saïgon le 10. Transbordement sur un autre bateau (la « Gironde ») pour la dernière partie du voyage qui s’achève à Haïphong le 16 octobre. Mais il faudra encore 15 jours, d’abord en train, puis les cent derniers kilomètres à cheval et à pied, pour atteindre Loukou le 1er novembre 1906, après 45 jours ininterrompus de voyage dont le détail nous est connu grâce aux petits carnets où Blanche note au jour le jour ses impressions.
Peu de lettres pendant ce second séjour (et pour cause, puisque sa famille l’accompagne), mais toujours de très nombreuses photos illustrant l’avancée du chantier et surtout la vie quotidienne et les activités dans les villages alentours. La ligne a progressé depuis 1903 et ils habitent maintenant en altitude. Finie la moiteur de Ho Kéou et du Fleuve Rouge, le climat est maintenant agréable et la petite colonie franco-italienne vit des jours heureux. Mais en avril 1908, des troubles éclatent à nouveau, provoqués cette fois par les premiers éléments «révolutionnaires ». Le gouvernement chinois envoie des troupes qui rétablissent un calme apparent. Cependant, des incidents continuent à avoir lieu, visant surtout les européens ou leurs coolies. Le climat d’insécurité, qui s’installe petit à petit, décide Georges Auguste, dont le contrat arrive à son terme, à rentrer en France à l’automne 1908.
A son retour la famille s’installe à Versailles, où habitait Eugénie, la sœur d’Auguste. En février 1909, Blanche est hospitalisée pour y subir une banale opération abdominale. Celle-ci tourne mal et elle meurt le 6 mars. L’année suivante, Auguste se remarie avec Émilie, une amie de Blanche, et reprend, sans grand enthousiasme, son métier de comptable jusque dans les années 20. Parallèlement il continue à pratiquer de façon intensive la photographie, surtout en région parisienne où il côtoiera notamment la construction du métro de Paris par les chinois de la Grande Guerre. Il s’éteint à Magagnosc, près de Grasse, en décembre 1936, la veille de ses 75 ans.
Je n’ai pas connu cet arrière grand-père, mort 20 ans avant ma naissance, mais j’ai tout de suite été fasciné par la qualité de ses photographies, la rigueur de leur cadrage et de leur composition, l’intérêt des sujets choisis. Et ce n’est que très récemment que j’ai appris l’histoire de la vie peu banale de cet homme, ouvert au monde, et curieux de tout. La totalité des archives personnelles (photos et lettres) de Georges Auguste MARBOTTE sont aujourd’hui déposées au Musée GUIMET à Paris et sont aisément consultables sur place.